AZIZ & AÏCHA

Essaouira, Maroc. Nov. 2024 / Photo bootcamp – OeilDeep du 18 au 25 novembre 2024. Diaporama sonore.

Au numéro 154 de la rue Chbanate s’échappe une douce odeur de bois. Ici, le temps semble s’être suspendu, la passion du travail de cette matière noble, quant à elle, se ressent comme au premier jour, dès lors que l’on ose pousser le vieux volet séparant la ruelle et le minuscule atelier d’Aziz. Ce n’est pas un simple travail d’artisan que l’on y découvre, mais une véritable histoire d’amour, simple, intemporelle et profondément humaine. Une histoire vieille de 35 ans entre un tourneur sur bois et son métier. Entre une famille souirie et son quartier. Entre un frère et une soeur.

Depuis toujours, Essaouira est réputée pour son artisanat unique, et notamment la marqueterie sur loupe de thuya. Contrairement aux autres quartiers de la Kasbah, entre four, bain maure et école coranique, Chbanate a su préserver toute son authenticité avec ses artisans du bois, ses tisserands et ses sculpteurs… Dans cette rue bordant les remparts Est de la Médina s’émane une douceur de vie nonchalante. Il y flotte comme un un air de légèreté et de profonde sérénité.

Nous sommes au mois de novembre, la ruelle se réveille nonchalamment et les premiers artisans ouvrent, à tour de rôle, leurs échoppes, avec ce geste machinal, presque solennel. 

Sur la terrasse, loin du tumulte de la ville, alors que le linge danse sur le fil et que le chat aux yeux vairons lézarde au soleil, les oiseaux viennent piocher sur le carrelage chaud les quelques miettes de pain sec qu’Aziz leur lance chaque matin avant de descendre travailler à son atelier.

C’est avec la même application, comme un rituel, qu’il ouvre machinalement les lourds volets de sa boutique. Le grincement des battants se mêle à ravir au parfum de bois fraîchement poli relevé de sa pointe de vernis. La lumière, timide, ose à peine s’immiscer, comme si elle ne souhaitait, sous aucun prétexte, perturber la tranquillité des lieux. A l’intérieur, de la sciure juchant le sol nous renvoie vers les outils éparpillés ci-et-là sur l’établi. Un réveil bleu en forme de mosquée partage l’étagère avec un pot de colle et une tasse de thé à la menthe refroidi, un bout de verre moucheté en guise de miroir reflète des versets du coran punaisés au mur. Il y a là 3m2 tout au plus.

Comme chaque matin, à l’abri des regards, Aziz creuse une à une, comme des chemins de vie, les lignes caractéristiques de son travail long et minutieux. Ses mains rugueuses témoignent d’une vie dédiée au travail manuel. Il y a comme une histoire dans chacune de ces lignes de vie : celles qu’Aziz taille inlassablement sur ses petites boîtes, celles que l’on s’amuse à compter sur les souches des arbres, elles que l’on suit du bout du doigt sur les mains d’une personne âgée…

Sous l’oeil attendrissant de sa soeur, Aziz tourne le bois, encore et toujours. « J’aime ma liberté, beaucoup ! » me lâche Aïcha. A 75 ans, elle me confie n’avoir jamais été mariée ni souhaité avoir d’enfants. Sa vie, elle l’a dédiée à sa famille, à son travail à la librairie, de l’autre côté des remparts, et à la boutique de ses frères.

Mais c’est quand elle me parle d’Aziz que ses yeux s’illuminent. Ce petit frère bricoleur et créatif, « cet inventeur né », à qui elle voue la plus grande admiration.

C’est avec une spontanéité déconcertante et la plus grande bienveillance qu’Aziz et sa soeur Aïcha m’ont ouvert leurs portes. Celles de leur atelier, de leur maison, de leur intimité. Le temps s’arrête. Je les écoute attentivement. Je les observe, en retrait. 

Aziz a 63 ans. Avec son sourire communicatif et ses yeux rieurs, c’est l’un des premiers tourneurs sur bois de la ville comme il aime le répéter. Il fabrique des petites boîtes, des toupies, des cadrans…et tout un tas d’objets en bois qu’il récupère. Libre dans sa tête et dans ses gestes, Aziz réalise ces petits objets en bois comme au premier jour.  Il ne travaille que le matin dans ce minuscule atelier de la rue Chbanate. A midi. Il ferme les portes pour monter au 3ème étage, chez lui, dans son second atelier, « son petit coin à lui », où il aime inventer, bricoler, expérimenter, réparer, créer, fabriquer de nouvelles choses. En toute modestie, tintée d’une fierté réservée, il me raconte son parcours de vie, tous les métiers auxquels il a touché, comment il a tout appris, tout seul, loin de l’école, avec sa curiosité pour seul maître.

Il est des rencontres dans la vie, anodines, simples et pourtant emplies de sincérité. À eux deux, Aziz et Aïcha ont été, le temps d’un instant, une leçon de générosité et de fraternité. Alors que je les salue chaudement, je me demande s’ils ne tirent pas leur humilité de la noblesse du bois qu’ils travaillent…

Marie Julliard.