AZIZ & AÏCHA – Les coulisses du reportage
NOTES PERSONNELLES SUR LA RÉALISATION DU REPORTAGE :
« Il me faut une série photo d’ici la fin de la semaine… »
Alors que mes idées tombaient à l’eau, successivement, telle une cascade intarissable, le doute a commencé à s’immiscer subrepticement… comme à son habitude. Je ne voulais pas décevoir, je ne voulais pas ME décevoir. Nous étions mercredi soir, trois journées de travail venaient déjà de s’écouler, et toujours rien. Rien. Le néant. Mon cerveau ressemblait à une nébuleuse opaque et brumeuse. J’observais avec une certaine amertume et un profond respect l’avancement des travaux de mes camarades, et je restais là, en pleine tourmente métaphysique irrationnelle. « Chacun son rythme… » me répétais-je…
D’ordinaire, je sais que je finis toujours par retomber sur mes pattes. A ce moment précis, je commençais sérieusement à en douter, mais je compris que je n’étais pas la seule. Les esprits commençaient à s’échauffer aussi autour de moi.
J’ai donc préféré retourner à mes activités favorites : détendre l’atmosphère et parcourir la ville. Pour avoir l’esprit clair, je dois m’éloigner, loin du bruit, seule, marcher en accueillant toutes mes pensées, telles qu’elles sont, comme elles arrivent. Je m’arrête aux terrasses de café, allume une cigarette, discute, lis, griffonne sur mon carnet. Je me laisse porter au rythme de la cité, j’ai besoin de la ressentir, de me familiariser avec elle, de m’imprégner des paroles émanant de ses vieilles pierres.
La nuit allait me porter conseil. C’était certain. Du moins… j’essayais de m’en convaincre.
Au petit matin, sapée comme toujours mais décidée comme jamais : j’allais partir à la rencontre des artisans de la rue Chbanate, atelier par atelier, numéro par numéro, pour qu’ils me racontent « leur Chbanate », chacun à leur manière. J’allais raconter la vie de cette rue, parsemée d’anecdotes emplis de subjectivité et de faits notables. Cette rue m’offrait un certain réconfort, j’aimais sa simplicité, son authenticité et sa nonchalance. Le fait était, que je n’avais clairement pas d’idées définies sur le travail à faire, quelles questions poser ? Quel angle ? Sans oublier le fait que la rue n’avait absolument pas besoin de moi pour continuer à vivre comme elle l’a toujours fait.
Alors que je commençais sérieusement à évoquer l’éventualité de battre en retraite, suite à cette errance vouée à l’échec, mes yeux s’arrêtèrent sur le numéro 154. `
Sur la porte était gravée dans une plaque en métal la devise de la ville : « Barakat Mohammed » (Bénédiction de Mohammed »), symbolisant la protection du prophète sur la cité des alizés…
Ma curiosité naturelle me poussa à pousser le lourd volet qui séparait la rue de la plus petite échoppe du quartier. Je découvris alors un homme d’une soixantaine année, une casquette vissée sur le crâne et des sandales en plastique recouvertes de sciure. Aziz se retourna vers moi, et avec un large sourire, innocent et sincère, me fit signe de rentrer.
Il était en train de fabriquer une boite-toupie avec un savoir-faire inégalé. Sa bonhomie et sa profonde humanité m’incitèrent à rester. Je n’avais pas du tout prévu à cet instant, que j’allais « faire quelque chose ». Au fur et à mesure de la discussion, dans un mélange de français et de darija, je me sentais à ma place. J’étais bien. La simplicité du lieu et de nos échanges m’apaisaient. Je le regardais, silencieusement, creuser méticuleusement les lignes de sa toupie.
Je ne ressentais nul besoin d’être ailleurs, je profitais pleinement de cette rencontre, sans regarder les minutes défiler. Admirative et curieuse, je lui posais tout un tas de questions, auxquelles il répondait toujours avec le même entrain.
C’est alors que je lui demandai s’il était possible de prendre quelques photos. «Biensûr, oui, pas de problème ! » me lança t’il tout en continuant à me montrer ses outils, ses petits objets et sa manière de travailler le bois.
Cet atelier respirait la passion, le savoir-faire, et ce, dans la plus grande et noble modestie. C’est alors que je repensai au micro que j’avais dans ma banane. Il « fallait » que je l’enregistre. Il « fallait » que je puisse faire partager cette rencontre de la manière la plus honnête, telle que je l’avais vécue. Mais je ne voulais ni l’interrompre, ni paraitre trop intrusive en pointant mon micro comme on brandit une arme. Alors, sans regarder, j’activai mon enregistreur tout en continuant de discuter. Evidemment, dans ces conditions, le son était loin d’être parfait. Au fur et à mesure de la discussion, je commençais à le sortir de mon sac, à le mettre en évidence, comme un accord tacite, pour qu’il ne se sente pas « trahi ».
Quand sa soeur Aïcha est apparue, le « reportage » pris tout à coup une autre tournure. Je ne suivais plus seulement un artisan de la rue Chbanate, mais je rentrais dans l’intimité d’une famille pour y découvrir, avec pudeur, une complicité extrêmement touchante entre un frère et une soeur. Et c’est « tout naturellement », que je me retrouvai à l’étage, chez eux, une fois l’atelier fermé à midi. Je les observais, les écoutais attentivement. A aucun moment mon appareil photo n’a paru les déranger ; peut-être parce que j’étais plus attentive à leurs propos qu’à mes propres photos.
J’avais laissé ma banane avec le micro sur la table au milieu des affaires disparates d’Aziz. Le son fut alors bien meilleur. Mais quand nous sommes montés à la terrasse, je n’ai pas pensé un seul instant à le (re)prendre. J’oubliais mon « reportage », j’étais dans le partage d’un moment de vie. Evidemment, après coup, j’étais frustrée, car il me manquait certains passages, dont les échanges sur la terrasse, où Aicha me parlait du quartier, de sa vie à la librairie derrière les remparts, du cinéma mythique du Rif. Ce sont les aléas, et je fis avec.
« Le bonheur ne vaut que s’il est partagé ».
J’ai choisi de raconter cette rencontre sous forme de diaporama sonore. Aussi imparfait soit-il, c’est en toute modestie que j’ai essayé de retranscrire au mieux la sincérité de cette rencontre, pour que l’on puisse apprécier la sérénité des lieux, assister à la douceur des échanges, comme un instant de vie capté, tel je l’ai vécu. S’appuyer sur ces « images sonores » afin de rendre hommage à la simplicité du quotidien, en toute humilité.
Une fois la réalisation de ces photos, je fus pour un temps apaisée par cette rencontre impromptue qui avait secrètement adouci le cours de ma journée. Mais, – parce qu’il y a toujours « mais » – ; je n’étais pas entièrement satisfaite. Etonnant.
Certes, je ne rentrais pas « sans rien », et cela m’ôtait l’esprit d’un poids et d’une certaine culpabilité envers le groupe et les intervenants. Si je n’étais pas entièrement satisfaite, c’est parce que j’étais finalement restée dans ma zone de confort : le « photo reportage ». Effectivement j’étais venue à ce workshop sans idée préconçue, mais je voulais faire quelque chose de différent. Mixer les genres. Intégrer « un peu plus d’art ». Etre plus ambitieuse dans ma recherche artistique. Approfondir les choses.
Non.
J’étais finalement restée sur ce que j’ai l’habitude de faire.
C’est alors qu’en échangeant sur ce ressenti avec le photographe Jean-Christian Bourcard, que s’est déclenché quelque chose, ce « je ne sais quoi » . Sans m’y attendre, un réel bouleversement allait s’opérer.
(TRANSITION SUR LE PROJET MAROKARO) ….
TEXTE DU DIAPORAMA-SONORE À RETROUVER ICI : https://www.mariejulliard-photographe.fr/project/aziz-aicha/
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